Silences
(2020)
Silences est une collection de photographies réalisées en marge d’une expédition scientifique sur la côte est du Groenland.
Les milieux arctiques ont ce dénuement qui donne l’impression d’observer les premiers instants du monde, quand glace, roche et eau viennent tout juste de trouver un équilibre avant la grande colonisation par le vivant. La cosmogonie imaginée par Tolkien envisageait la création du monde comme un thème musical joué par les puissances célestes, chaque morceau successif venant enrichir le monde et le préciser. Appréhender les paysages arides de l’arctique demande de s’effacer avec humilité pour se laisser imprégner durablement. Entrer en relation avec les éléments de l’espace pour tenter d’entendre sa musique.
Lorsque l’on atteint l’amont d’un immense glacier à l’intérieur des terres, où personne peut ne passer pendant des années, on mesure à quel point cet espace existe et vit sans être observé, sans lien avec l’humain. Purement naturelles, ces étendues n’inspirent pas la solitude, qui implique le retrait de l’humain, mais leur absence permanente. Des paysages profondément non-humains, pour reprendre une expression de l’écrivain naturaliste Barry Lopez dans Rêves Arctiques.
L’œil fraîchement arrivé dans l’Arctique n’aperçoit que rarement les animaux. Le territoire lui oppose le mutisme réservé au nouveau venu, tels les narvals guettés mais jamais observés, les ours invisibles qui nous gardent de veille la nuit, ou le renard arctique dont la furtivité fait douter de ne l’avoir jamais vu. Absents du réel, ils n’en sont pas moins en permanence présents à l’esprit dans la perception du paysage. Les Inuits, eux, appréhendent le territoire de manière non-linéaire, intimement lié à des histoires individuelles et collectives, comme une trame invisible superposée au paysage. Les territoires arctiques sont de vrais pays de l’esprit (Barry Lopez) où monde physique et projections personnelles sont indissociables.
L’année de cette expédition, 2016, fut la plus chaude jamais enregistrée. L’Arctique, où le réchauffement est bien plus marqué qu’ailleurs, se transforme radicalement, mais dans le plus grand silence, à l’abri des regards. Les rapports des scientifiques, cette connaissance dure de la catastrophe en cours, peinent à alerter. Silence assourdissant également des animaux qui s’éteignent en tous lieux, toujours plus repoussés sur des marges qui se réduisent. Comme si, de notre monde encombré de bruit, nous avions perdu la faculté d’entendre la musique du monde et d’y être sensible.
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